Auteur / Cherry it up (Reproduit de Douban)
Aujourd’hui, nous allons parler de la position dite “neutre” ou “rationnelle” dans l’écriture, la lecture et la réflexion.
Chaque fois qu’il y a un sujet social brûlant, nous voyons souvent les médias officiels rappeler aux lecteurs d’être “rationnels”, mais en réalité ils utilisent l’autorité du discours officiel pour supprimer d’autres sources d’information ; dans la vie, les femmes sont souvent étiquetées comme “irrationnelles” et automatiquement exclues des conversations importantes ; sur les médias sociaux, les voix des féministes sont souvent rejetées par toutes sortes de voix qui soulignent “l’objectivité et la neutralité”, comme si le simple fait de prendre position était un péché originel ; dans les sections commentaires de Weibo, Douban ou Zhihu, parler simplement d’un phénomène ou exprimer une opinion est souvent suivi de leçons sur la nécessité de “diviser en deux” et de “voir les problèmes dialectiquement”…
Ces voix “rationnelles” s’emparent de la haute position morale et semblent irréprochables à première vue, mais elles provoquent parfois un malaise, pourquoi ? - Parce que dans ces contextes, la soi-disant “neutralité”, “rationalité”, “division en deux” contribuent toutes à un mal, elles suppriment toutes des voix qui devraient être entendues.
Ce problème est parfois subtil et dans certaines situations difficile à réfuter, c’est précisément pour cette raison qu’il est nécessaire de les exposer par écrit et d’en discuter avec tout le monde.
1. Le coût de la neutralité
Qu’est-ce que la "neutralité"
? Le dictionnaire l’explique ainsi :
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The state of not supporting or helping either side in a conflict, disagreement, etc.; impartiality.
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Absence of decided views, expression, or strong feeling.
En bref, la “neutralité” signifie ne pas soutenir ni s’opposer, une indifférence totale. Cette position peut être typiquement observée dans la Suisse, pays neutre permanent pendant la Seconde Guerre mondiale, qui ne s’est ni impliqué ni n’a aidé.
Les personnes familières avec la rédaction TOEFL savent peut-être que la position “neutre” n’est pas très appréciée dans la rédaction TOEFL, car elle donne aux correcteurs l’impression d’une position peu claire et d’un point de vue peu marqué. * Cette observation ne signifie bien sûr pas que la “neutralité” ne peut pas produire une dissertation avec une note élevée, ni que la “neutralité” est nécessairement une mauvaise position.
Cependant, la “neutralité” n’est effectivement pas la meilleure position lorsque nous faisons face à la discussion de nombreux problèmes, parfois c’est même une position qui n’existe pas, ou, pour le dire plus sérieusement, cela peut être une position hypocrite pire que les préjugés (prejudice).
1.1 Avoir le privilège de choisir la “neutralité” signifie être privilégié (privilege)
En dehors de la position qui frappe également les deux côtés dans la rédaction TOEFL, dans de nombreux contextes, la “neutralité” est utilisée comme l’opposé des “préjugés” (biased). Nous voyons souvent des féministes en colère attaquées par certains points de vue qui se prétendent “neutres”, les accusant d’être trop radicales. Pour ces voix, je recommande ici un article très convaincant [1], qui nous fournit une piste de réfutation : si une personne a la possibilité de rester “calme” face à l’injustice et choisit de ne ni soutenir ni s’opposer, cela montre qu’elle n’a au moins pas subi cette injustice, c’est-à-dire qu’elle est une sorte de privilégiée.
It must be nice to never have to worry about earning 23 cents less per dollar than someone else, solely because you were born with different reproductive organs.
Dans cette situation, si cette personne dit qu’elle ne va pas aider la partie faible parce qu’elle est “neutre”, elle tolère l’injustice, équivalant à être complice de l’oppresseur. L’article cite une célèbre citation du théologien des droits de l’homme sud-africain Desmond Tutu : “Si vous êtes neutres dans des situations d’injustice, vous avez choisi le côté de l’oppresseur. Si un éléphant a sa patte sur la queue d’une souris et que vous dites que vous êtes neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité.”
La Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale en est un exemple. Sous le règne nazi en Europe, la Suisse, en tant que pays neutre, a non seulement refusé d’accepter les réfugiés juifs, mais a également confisqué leurs biens [2]. Bien que nominalement un pays neutre permanent, en réalité, en n’intervenant pas et en ne s’opposant pas aux atrocités, elle a cherché sa propre sécurité, équivalant à se ranger du côté des oppresseurs. Après la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a été critiquée par la communauté internationale pour avoir aidé le mal, et les responsables gouvernementaux se sont publiquement excusés auprès des victimes de l’Holocauste [3], ce qui montre déjà clairement qu’il n’existe pas de “neutralité” innocente.
1.2 Ne pas utiliser le pouvoir est aussi un abus de pouvoir
Quand j’étais petit et que je regardais la télévision, je me suis toujours demandé pourquoi il y avait une option “abstention” lors des votes, jusqu’à ce que je comprenne plus tard que le pouvoir du vote “abstention” est en fait le même que celui des autres votes, et en dit même plus. Il s’avère que choisir de ne pas utiliser le pouvoir est aussi une façon d’utiliser le pouvoir.
Yo-Yo Ma a dit quelque chose lors d’une cérémonie de remise des diplômes qui m’a profondément marqué : “To not use our power is to abuse it.” (Ne pas utiliser notre pouvoir est aussi un abus de pouvoir)
Être diplômé d’un établissement d’enseignement supérieur signifie déjà avoir mis un grand nombre de personnes sous ses pieds dans la pyramide sociale. Dans cette situation, si les diplômés n’utilisent pas leurs connaissances acquises, leurs privilèges (venant du diplôme et même de la réputation de l’école) pour changer les injustices sociales, pour aider ceux qui n’ont pas ces privilèges, ils se fondent dans le camp des oppresseurs, devenant complices de l’injustice. Ce choix est un gaspillage du pouvoir, c’est aussi pourquoi “l’égoïste raffiné” ne tient pas debout éthiquement.
La position “neutre” ne peut pas non plus protéger quiconque des influences. Revenons à l’exemple de la Seconde Guerre mondiale, au début de la guerre, l’Amérique observait de loin, maintenant une position “neutre”. En 1934, le procureur général de l’époque Charles Warren avait dit “in time of peace, prepare for keeping out of war”. Warren a souligné dans son article que la “neutralité” ne signifie pas pouvoir rester les bras croisés et se tenir à l’écart, au contraire, pour protéger sa position “neutre”, l’Amérique devrait négocier avec les pays belligérants, abandonnant beaucoup de ses pouvoirs commerciaux extérieurs d’origine [4].
En bref, quand le nid est détruit, comment les œufs peuvent-ils rester intacts, être “neutre” en s’appuyant sur sa position avantageuse, non seulement ne va pas loin moralement, mais entraîne aussi beaucoup de gaspillage interne dans la pratique.
1.3 Le terrain d’entente (Middle Ground) n’est pas égal à la neutralité (Neutrality)
À ce stade, certains pourraient demander, faut-il absolument prendre parti pour être raisonnable ? Ai-je tort de ne pas être d’accord avec les points de vue des deux extrêmes ? - Vous n’avez pas tort, la plupart des débats se déroulent sur un spectre, il n’est ni possible ni souhaitable que tout le monde n’ait que des choix noir ou blanc.
Mais avoir une position et rester en dehors sont deux choses différentes. Je veux critiquer ici ceux qui évitent la discussion sous la bannière de la “neutralité”, voire suppriment d’autres voix plus courageuses. Même la “neutralité” doit être responsable de sa position. Cette “responsabilité” signifie pouvoir stand up for your point, assumer l’obligation de défendre votre point de vue.
À l’inverse, les chercheurs en sciences humaines ont fait tant de travail, de l’écriture de livres à l’enseignement, des conférences publiques à la collaboration avec les ONG, dans le but que plus de gens puissent voir la complexité de la pensée, la multiplicité de la société, ce n’est que lorsque les gens peuvent expliquer clairement leur gris avec un langage clair que la communication entre les personnes peut être facilitée et les préjugés réduits.
Bien que je sois sceptique quant à la “neutralité” discutée ci-dessus, je pense que le middle ground est un concept qui mérite vraiment d’être promu. Il y a une expression en anglais “meet in the middle ground” que je trouve particulièrement appropriée : nous ne pouvons pas forcer les gens à abandonner immédiatement leur standpoint, mais si nous pouvons leur demander de faire temporairement un petit pas en avant, d’atteindre une zone intermédiaire, d’écouter les voix d’autres perspectives, de regarder les positions des autres, c’est déjà un grand progrès. Même si la position des participants n’a pas changé pour le moment, au moins dans ces rencontres successives, ils pourraient commencer à comprendre pourquoi certains ne sont pas d’accord avec eux, pourquoi ils ont leur position actuelle. Établir ce middle ground est le début pour éviter la fermeture d’esprit, et éviter la fermeture d’esprit est la base pour prévenir la pensée extrême.
En résumé, je ne critique pas la “neutralité” pour pousser tout le monde vers les extrêmes. Face à la discussion, la “neutralité” en tant que position porte souvent une attitude d’évitement passif, alors qu’une position impartiale (impartial) est d’abord capable de s’exprimer activement et d’affronter directement. Ensuite, la fonction d’un impartial mediator n’est pas d’éviter les problèmes / de temporiser, mais d’amener les deux parties du débat au middle ground, de fournir des canaux de communication efficaces et un espace sûr.
Avant de terminer cette discussion, je recommande enfin une chaîne YouTube Jubilee, ils ont fait une série de vidéos middle ground, qui consiste à amener des personnes des deux extrêmes dans une pièce pour discuter de leurs sujets. Dans ces vidéos, nous verrons certaines personnes refuser d’écouter les points de vue de l’autre, et d’autres essayer de comprendre et d’empathiser avec la position de l’autre, quelle que soit la réaction de chaque individu, ce type d’émission est très éducatif pour les participants et les spectateurs. Cette chaîne fait aussi une série appelée spectrum, qui est aussi très intéressante et aide beaucoup à changer les préjugés sociaux, je la recommande fortement.
2. Le mythe de l’objectivité
Après avoir parlé de la “neutralité”, parlons maintenant des problèmes plus sticky de “l’objectivité” et de la “rationalité”.
Tout d’abord, il faut clarifier que “l’objectivité” et la “rationalité” sont deux concepts différents.
Dans le chinois actuel, “l’objectivité” correspond généralement à “objectivity” en anglais, c’est l’opposé de la “subjectivité” (subjectivity). Sa signification peut être grossièrement retracée jusqu’au matérialisme, ou (dans un contexte plus populaire) au matérialisme marxiste localisé. Bien qu’en philosophie “objectivity” se réfère à ce qui existe indépendamment de la volonté subjective individuelle (subjectivity), dans la vie quotidienne / le discours médiatique, “l’objectivité” est souvent plus proche du sens de “neutralité”, suggérant qu’une information n’a pas été influencée par des facteurs personnels.
Quant à la “rationalité”, elle correspond généralement à “reason” ou “rationality” en anglais, sa signification hérite principalement de la tradition rationnelle depuis le mouvement des Lumières.
Concernant les domaines de signification de ces deux mots, cette section discute d’abord des limites de “l’objectivité” et des problèmes qui en découlent. La réflexion sur la tradition “rationnelle” sera analysée dans la section suivante.
2.1 L’objectivité absolue existe-t-elle vraiment ?
La discussion sur l’objectivité peut être retracée jusqu’à l’époque de Platon, et c’est aussi un sujet classique fréquemment discuté dans la philosophie occidentale moderne. Pour éviter de s’enliser trop profondément dans l’exploration philosophique et de perdre l’objectif de cet article (nous discutons de comment traiter et accepter l’information dans la vie quotidienne, comment éviter la confusion logique dans l’écriture), je commence ici avec une vidéo TED assez compréhensible : The Objectivity Illusion by Lee Ross. (https://youtu.be/mCBRB985bjo)
Dans la conférence, le psychologue Lee Ross cite la célèbre citation d’Einstein : “La réalité est une illusion, bien que très persistante.” En d’autres termes, ce que nous considérons comme réel est en fait le produit d’un travail mental (mind work). Plus précisément, nous étiquetons souvent quelque chose comme “réel” à travers sa stabilité (consistency), si les gens autour de nous reconnaissent aussi cette stabilité, alors la “réalité” de cette chose est reconnue, sinon cela soulève des controverses.
Ross indique ensuite que cette définition du “réel” ne pose peut-être pas de grands problèmes dans le monde matériel, mais rencontre souvent des problèmes lorsqu’il s’agit de discuter de questions sociales complexes. À ce sujet, il énumère trois types “d’illusions d’objectivité” et leurs conséquences :
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Les gens pensent que leur cognition (ainsi que les croyances, sentiments, préférences, goûts, valeurs des gens, etc.) est réelle, donc les autres personnes rationnelles la reconnaîtront aussi ;
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L’optimisme envers notre propre cognition nous fait croire qu’il est facile de convaincre ceux qui n’acceptent pas notre cognition ;
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Pour ceux qui ne peuvent pas être convaincus ou qui ne sont pas d’accord avec notre cognition, nous avons tendance à former des évaluations négatives (par exemple, penser qu’ils sont irrationnels, déraisonnables, aveuglés par les préjugés).
Ces trois points sont en fait faciles à comprendre en théorie, la difficulté est : quand nous sommes au milieu d’une discussion et avons un fort sentiment d’identification avec notre position, comment pouvons-nous éviter de tomber dans cette objectivity illusion ?
La clé pour résoudre “l’illusion d’objectivité” réside dans C, c’est-à-dire que ceux qui n’acceptent pas notre cognition ne devraient pas être étiquetés négativement - Ce que Ross n’a pas mentionné dans la vidéo est que, plus subtil et plus digne de vigilance que les étiquettes négatives, est la position élitiste, c’est-à-dire une dépréciation condescendante (condescending), considérant que ceux qui ne sont pas d’accord avec notre cognition sont incultes, de basse qualité, ignorants, et ont besoin d’être éduqués par nous pour changer.
Cette attitude d’une part provoque une résistance chez l’autre, d’autre part fait former une pensée fermée de notre côté, refusant les informations d’autres aspects. Comme mentionné précédemment, partager des informations, échanger des points de vue sont tous bénéfiques pour promouvoir la formation du middle ground, mais cela ne devrait pas être placé dans un contexte de discours de pouvoir déséquilibré.
À l’ère d’Internet, beaucoup de discussions finissent par devenir des guerres d’insultes, c’est un phénomène inévitable dû à la constitution cyborg d’Internet, mais cela n’empêche pas certains coins d’Internet de devenir des plateformes de dialogue entre les parties en débat. Si nous voulons vraiment établir un dialogue, alors nous ne devrions pas attaquer directement l’autre “comment peut-on encore… en 2012”, mais plutôt ouvrir une discussion, “D’où viennent vos informations ?” “Les informations que j’ai collectées ici révèlent plus de / différents contenus, qu’en pensez-vous ?” “Pourquoi faites-vous confiance à cette source d’information plutôt qu’à celle-là ?” “Je peux expliquer pourquoi je pense que cette source d’information est plus fiable”…
En résumé, les doutes ci-dessus sur “l’objectivité” nous rappellent que lorsque quelqu’un / un média utilise “la vérité objective” pour se vanter, l’information qu’il transmet n’est pas seulement “je n’ai pas ajouté de contenu personnel, donc vous pouvez me faire entièrement confiance”, mais plutôt “je considère que je n’ai pas été perturbé par d’autres factions, voici ma narration et mon interprétation de cette affaire, et je pense que j’ai raison, donc vous devriez me croire.” Par conséquent, ce discours “objectif” ne signifie pas que cette personne / ce média est lui-même transparent et incolore. Au contraire, c’est précisément cette vantardise “objective” qui peut plus facilement faire attribuer une certaine autorité à la source d’information, négligeant ainsi d’autres sources d’information différentes.
Dans un article intitulé “Sur la question de l’objectivité”, le philosophe Alfred H. Jones a fait une comparaison très appropriée en introduisant le nouveau réalisme : couper un morceau d’un tissu, la distinction entre la réalité et l’apparence est comme ce morceau de tissu coupé et le tissu restant ; la partie coupée est utile, donc elle est appelée “réalité” ; le reste n’est pas utile, donc il est appelé “apparence”.
Par conséquent, le problème profond apporté par l’explosion de l’information n’est pas les rumeurs ou les soi-disant fake news, mais que l’information partielle après découpage est souvent considérée comme la “réalité” pour supprimer l’information restante. Dans certaines sociétés où les médias sont étroitement liés au discours du pouvoir, lorsque le discours autoritaire utilise des jugements de valeur comme “objectif”, “rationnel” pour établir sa propre autorité, il pousse en fait d’autres sources d’information, d’autres voix hors de la vue du public, les lecteurs doivent être particulièrement attentifs à ce phénomène.
Et lorsque nous critiquons un point de vue dans l’écriture, utiliser l’objectivité ou non comme critère de mesure a aussi une utilité limitée, plutôt que de discuter si un point de vue est “indépendant des émotions subjectives”, il vaut mieux pointer ses hypothèses sous-jacentes et les prémisses de ses arguments, puis les analyser.
Concernant la discussion philosophique sur l’objectivité, nous pouvons aussi distinguer la perception (perception) et la conception (conception). C’est une paire de concepts couramment utilisés en psychologie / philosophie. En termes simples, la première se réfère à la perception, au ressenti de notre corps envers les choses ; la seconde a la même racine que le mot “concept”, se référant à la formation du concept d’une chose dans notre conscience. Après avoir clarifié ces deux types de capacités de perception, nous pouvons parler plus précisément du “réel”.
2.2 Le mythe de l'“émotion”
Après avoir discuté des limites du concept d'“objectivité”, examinons les préjugés de notre société envers l'“émotion” et comment le fait de considérer le “calme” comme une vertu a influencé les discussions dans la société.
Mythe 1. L’émotion est honteuse
La honte sociale provient d’une peur systémique.
Il est bien connu que le gouvernement craint les émotions publiques, et nous, les gens ordinaires, ressentons souvent la pression du stigmate social (Social Stigma) lié aux émotions : pleurer en public est embarrassant, se disputer bruyamment est gênant, les personnes ayant de grandes fluctuations émotionnelles sont agaçantes. Par conséquent, les personnes de haute qualité devraient dissimuler leurs émotions et ne pas les montrer aux autres. Bien que je pense que la gestion des émotions soit une compétence très importante, je voudrais discuter ici d’une question plus fondamentale : pourquoi avons-nous peur des émotions ?
La réponse la plus simple est : parce que les émotions sont contagieuses.
Pour les autorités, le danger de cette contagiosité réside dans le fait qu’elle peut s’exprimer sous forme d’opinion publique (public demonstration), menaçant ainsi leur position et leur autorité.
Pour l’individu, le danger de cette contagiosité réside dans le fait que les émotions des autres peuvent affecter notre corps - même nos propres émotions sont stigmatisées, car les émotions sont très contagieuses et peuvent parfois nous faire perdre notre capacité de réflexion. Bien que la recherche scientifique montre que seule une très petite partie de notre conscience est sous notre contrôle, cette petite partie de contrôle nous fait croire à tort que nous sommes in control de nous-mêmes, et quand les émotions surviennent, les gens tombent dans une peur de perte de contrôle. Cette peur vient moins des réactions physiologiques causées par l’émotion que de l’anxiété ressentie lorsque l’illusion d’être in control est brisée.
Mais les émotions sont-elles vraiment honteuses ? Cette question ne nécessite pas beaucoup d’explications, les émotions en tant que phénomène physiologique n’ont naturellement rien de honteux. Selon la recherche d’un neuroscientifique, il ne faut que 90 secondes pour qu’une émotion soit stimulée et se dissipe dans le corps, et les réactions émotionnelles ultérieures sont motivées par le mode de pensée. Donc les gens n’ont pas besoin d’avoir honte d’avoir des émotions, notre attitude envers les émotions devrait plutôt se concentrer sur le niveau du mode de pensée ultérieur.
Comme le psychologue Brett Ford l’a mentionné dans un article, considérer les émotions comme positives, naturelles et bénéfiques est plus favorable à notre santé mentale et physique ; accepter les émotions et les laisser s’exprimer naturellement peut réduire le fardeau psychologique et permettre une résolution plus douce des fluctuations émotionnelles. Par conséquent, l’expression des émotions elle-même ne devrait pas être stigmatisée.
De plus, les informations transmises par les émotions sont différentes de ce que la “raison” peut exprimer ; c’est-à-dire qu’une phrase dans le journal disant “hier soir, un conflit militaire dans le sud de la Syrie a causé la mort ou des blessures graves à deux cent trois civils” s’adresse à la pensée rationnelle des gens, tandis que les pleurs d’un enfant ayant survécu à l’attaque s’adressent à l’empathie humaine. Considérer que ce dernier est moins important que le premier est une compréhension simplifiée et partiale de la nature humaine.
Mythe 2. L’émotion implique nécessairement la partialité, tandis que le calme implique l’impartialité
Revenons à la question des sujets publics et des émotions. Nous voyons souvent ce genre de critiques dans les médias grand public : “incitation émotionnelle”, “avec une touche personnelle” ; le discours dominant qualifie souvent l'“émotivité” comme une qualité négative attachée à certains groupes (comme les étudiants, les femmes), tandis que le “calme” et la “stabilité” sont généralement considérés comme des vertus louables. La logique sous-jacente est que l’expression des émotions signifie l’abandon de la raison, devenant ainsi synonyme de perte de contrôle et de folie.
Laissant temporairement de côté les limites de la “raison” et du “contrôle” elles-mêmes, le préjudice causé par les valeurs établies par cette logique est que les pleurs et les accusations des personnes maltraitées peuvent facilement être réduits au silence par l’autorité “calme” bien habillée, et toute histoire étiquetée comme “émotionnelle” perd directement toute valeur.
Mais en même temps, nous voyons que sur les médias sociaux, l’émotion est une monnaie de transmission extrêmement puissante. L'“indignation collective” sur Weibo est une force importante pour la résolution de nombreux problèmes sociaux. C’est précisément parce que l’émotion est contagieuse et peut éveiller l’empathie des gens que sa transmissibilité est particulièrement élevée, permettant ainsi à certaines injustices d’attirer l’attention et aux fausses informations d’être rapidement détectées. Par conséquent, dans de nombreux cas, l'“émotion” n’implique pas seulement la partialité, mais plutôt le questionnement et le défi d’un problème.
En outre, dans des relations sociales injustes, l’agency (généralement traduit par “capacité d’action” en chinois) des opprimés est relativement limitée, ce qui se manifeste dans le processus de communication par le fait que les oppresseurs ont le droit d’utiliser et d’interpréter le discours, tandis que les opprimés sont dans un état d’aphasie, incapables de décrire précisément les injustices qu’ils subissent.
Dans ces moments-là, l’émotion qui transcende le discours rationnel devient une percée pour ces derniers. Transcender le discours de pouvoir établi, utiliser des pleurs et des cris vivants pour éveiller l’humanité des autres, ce n’est pas seulement une tentative délibérée de “sensationnalisme”, mais un défi et une déconstruction du discours établi. En traitant l’oppression sociale structurelle (comme l’inégalité entre les sexes), l’expression des émotions et la création du discours doivent aller de pair, c’est seulement lorsque les faibles créent leur propre discours pour défier le système de discours injuste existant que la structure du pouvoir peut être changée.
Note de l’auteur : À ce stade, les lecteurs intéressés peuvent lire le court texte “Le Mendiant” dans le recueil “Herbes Sauvages” de Lu Xun. En plus de cet article, Lu Xun mentionne plusieurs fois les mendiants dans ses divers articles, soulignant toujours qu’ils sont détestables parce qu’ils “ne sont pas tristes”, donnant plutôt aux spectateurs un sentiment de supériorité de “je ne suis qu’au-dessus du donateur”. La psychologie subtile qui en découle mérite d’être méditée : la “demande” du mendiant est une sorte de sollicitation d’émotion, et les gens “rationnels” sont généralement méfiants de leurs propres émotions, donc la sollicitation directe provoque plutôt une réaction inverse, “démasquer” l’intention du solliciteur devient une occasion de se sentir bien. Mais le “non-chagrin” du mendiant est-il purement de l’escroquerie ? Pas nécessairement.
Si nous essayons de comprendre l’histoire de Xianglin Sao avec la théorie du discours du pouvoir, c’est déjà très clair : les mendiants eux-mêmes ont peut-être vraiment des histoires malheureuses, mais en dehors de cette histoire, ils n’ont pas de sujet pour expliquer et interroger la source du malheur, et encore moins un statut suffisant pour que leur voix soit prise au sérieux, la seule chose qu’ils peuvent faire est de produire leurs émotions encore et encore, jusqu’à ce que cette histoire les engloutisse en retour et devienne leur existence même, jusqu’à ce que cette répétition de récits engourdisse les autres et eux-mêmes, et finalement ces malheureux deviennent l’incarnation de leur propre malheur.
En voyant cela clairement, face à ce genre de sollicitation émotionnelle, nous pouvons peut-être réfléchir un peu avant de feel good, quel type de mécanisme de pouvoir se cache derrière le malheur, et si nous pouvons faire quelque chose.
3. Réflexion sur la rationalité des Lumières
Concernant la “raison”, en plus de la tendance élitiste déjà mentionnée et du problème de masquer l’injustice sous la bannière de la “neutralité rationnelle”, il existe des critiques plus théoriques. Dans le livre “Trois critiques des Lumières”, Isaiah Berlin discute des critiques de trois philosophes sur le mouvement des Lumières. En analysant Hamann, il met l’accent sur les réflexions et critiques de ce philosophe sur le concept de “raison scientifique” et les valeurs qu’il a suscitées, ce qui peut justement nous fournir des pistes de réflexion sur la “raison”.
Berlin souligne que le rationalisme des Lumières repose sur trois théories fondamentales :
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La foi en la raison (reason), c’est-à-dire la croyance en les lois logiques et la conviction qu’elles peuvent être testées et vérifiées (demonstration and verification) ;
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La croyance en la nature humaine (human nature) et l’existence d’aspirations humaines universelles ;
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La croyance que la nature humaine peut être pleinement réalisée par la raison, c’est-à-dire : à travers l’analyse et l’expérimentation des intellectuels critiques (critical intellect), et un système théorique unique, tous les problèmes peuvent être résolus.
Évidemment, ce rationalisme pose un problème : il considère que les lois rationnelles devraient s’appliquer partout et en toutes circonstances. Cette critique mérite particulièrement d’être prise en compte dans le domaine des sciences humaines, face à une époque postmoderne, de nombreux problèmes que nous rencontrons sont eux-mêmes discursifs (discursive), nécessitant une compréhension et une narration répétées à partir de nombreuses voies différentes, et le résultat final est rarement une unité nette, mais plutôt un réseau complexe et enchevêtré.
Croire que la “raison” peut complètement remplacer la foi, croire que tout peut être expliqué par des lois et des règles, cette pensée fait que les gens évitent de nombreux facteurs aléatoires et la nature aléatoire de la société humaine / de la nature. Cette évitement de arbitrariness peut également conduire les gens à tomber dans une pensée fermée, croyant que tout ce qui dépasse la compréhension rationnelle est nécessairement problématique, ou que ce qui ne peut pas être complètement rationalisé n’a pas de sens. En même temps, comme le processus de rationalisation est un processus de théorisation, il s’accompagne souvent d’abstraction et de classification, et la classification signifie aussi simplifier un spectre en plusieurs segments, laissant les problèmes ou les personnes entre les catégories sans issue, un exemple typique peut être trouvé dans les discussions politiques sur le genre aujourd’hui.
Il y a beaucoup d’autres discussions philosophiques très intéressantes sur la critique de Hamann des Lumières, en raison des limites d’espace, je ne les développerai pas ici, les amis intéressés par cette partie peuvent lire davantage les autres articles anti-Lumières de Berlin, ainsi que les œuvres postmodernes et post-structuralistes.
En résumé, le but de ce blog n’est pas de nier la nécessité de ces concepts et l’importance de la pensée indépendante, mais espère, en énumérant les problèmes potentiels derrière ces concepts et les petits points dignes de réflexion, fournir quelques pistes de réflexion pour établir votre position d’écriture. Après avoir tant dit, ce que je veux vraiment dire se résume en une phrase : Les discussions impartiales sont souvent superficielles, n’ayez pas peur des préjugés et des émotions, la sincérité et le sérieux sont parfois plus utiles ; connaître les limites de la raison et l’existence des émotions ainsi que leur signification, puis les utiliser efficacement, c’est ainsi que l’on peut approfondir les points de vue.
Analyser et comprendre les positions dans leur contexte, comprendre que les préjugés et la sincérité sont également précieux et inséparables. Berlin sur Hamann en est un excellent exemple : His attacks upon it are more uncompromising, and in some respect sharper and more revealing of its shortcomings, than those of later critics. He is deeply biased, prejudiced, one-sided; profoundly sincere, serious, original; and the true founder of a polemical anti-rationalist tradition which in the course of time has done much, for good and (mostly) ill, to shape the thought and art and feeling of the West. (Berlin 318)
4. Conclusion
Ce blog a pris trop de temps, j’avais prévu de le diviser en trois articles, mais pour l’intégralité de la discussion, et aussi pour éviter de tomber à nouveau dans la tragédie de creuser des trous sans les remplir, je l’ai gardé dans ce long article. Je voulais aussi discuter de la “division en deux” et de la “dialectique aux caractéristiques xx”, mais après avoir écrit ces trois sections, j’ai réalisé que la plupart des principes avaient déjà été discutés, la seule chose qui n’a pas été mentionnée est la critique et la réflexion sur la dialectique hégélienne, les lecteurs intéressés peuvent faire leurs propres recherches, après tout je ne suis pas un blogueur philosophique, je ne vais pas faire semblant d’être expert. Quant à la dialectique nationalisée, mon attitude fondamentale est la même que celle adoptée face à la soi-disant position “objective” des médias et aux appels à la “raison” discutés précédemment, je laisse l’analyse détaillée à votre propre réflexion.
Enfin, je termine l’ensemble avec une phrase que j’ai trouvée dans un fortune cookie la semaine dernière :
A good argument ends not with victory, but progress.
Le sens du débat n’est pas dans la victoire, mais dans le progrès. /
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[1] https://www.huffpost.com/entry/why-neutrality-is-just-as-harmful-as-prejudice_b_10546240
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[2] https://www.nytimes.com/1997/01/26/weekinreview/the-not-so-neutrals-of-world-war-ii.html
-
[3] https://www.pbs.org/wgbh/pages/frontline/shows/nazis/readings/sinister.html
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[4] https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/1934-04-01/troubles-neutral